« Quels sont les cafés à Paris pour bosser deux ou trois heures sans se faire emmerder, où le café est vraiment bon, et la population dans mes âges (22-45 ans) ? »
Requête de Delphine, souhaite allier travail et plaisir.
Quiconque a déjà travaillé de chez lui le sait : au bout d’un moment, on se met à parler tout seul en nettoyant le siphon de la douche, ou bien on se coupe une frange, ou bien on plie ses teeshirts façon Marie Kondo pendant trois heures avant de tout défaire. Bref, l’isolement n’est pas sans danger. Aller travailler dans un café est une façon efficace de préserver sa santé mentale, et peut-être de gagner en productivité (qui sait). Ton amie chômeuse a testé une bonne dizaine de lieux. Tous dans l’est parisien, tous fréquentés par la tranche d’âge convoitée par ma cliente. Premier constat : nous sommes nombreux à avoir eu la même idée. La prolifération d’espaces de co-working dédiés – et payants- n’y a rien changé, les cafés attirent toujours les travailleurs en vadrouille. Si tu te sens gênée, amie lectrice, à l’idée de passer une demi-journée à camper là sans rien consommer d’autre qu’un café, regarde autour de toi : voici Patrick, entouré de son ordinateur portable, son téléphone, deux chargeurs, une pile de cahiers et un dictionnaire (véridique). Il ne manque plus que la photo de son fils et un gant de baseball ; le mec est chez lui. De manière générale, j’ai trouvé que le serveurs et serveuses ne poussent pas à la consommation et qu’ils observent cette invasion avec une résignation polie.
Inventaire non-exhaustif des cafés de l’Est parisien
Commençons par le classique : Le cannibale, au métro Couronnes. Tout est fait pour que tu t’y sentes à l’aise. Des prises d’électricité par dizaines, toute la presse à disposition, une musique pas trop forte. Je les aime parce qu’ils sont les premiers à m’avoir reconnue et à m’avoir servie avant même que je passe commande. Etant une piètre alcoolique, je n’avais jamais vraiment lié d’amitiés dans des débits de boisson. Il suffisait de les fréquenter en journée pour avoir le plaisir d’être traitée en habituée.
A la Laverie, rue de Ménilmontant, les serveurs ont une micro-tendance à mettre les Doors à plein tube à 10H du matin. Pas idéal pour la concentration, mais sympa d’écouter Riders on the storm en regardant les allées et venues par la fenêtre au premier étage… Je te recommande d’y rester pour déjeuner. Tout est fait maison, c’est délicieux et pas cher. Je sais, en te disant ça, que j’aborde un point sensible : si tu dépenses trop d’argent en nourriture et boisson, le bilan de ta journée de travail va être nul, voire négatif, surtout si tu es journaliste. Ton amie chômeuse a dû cesser de fréquenter le Barbouquin, à Belleville, parce que leurs pâtisseries étaient beaucoup trop appétissantes.
Les Mésanges, du côté du métro Jourdain, a longtemps eu mes faveurs. Le café-crème est servi dans des grosses tasses, comme à la maison, la musique est discrète mais bien choisie. Et surtout, tu peux jouer à repérer des acteurs et actrices célèbres, le café étant infesté d’individus travaillant dans l’industrie télé et cinéma. Attention, les toilettes sont piégeux. Le petit indice vert qui t’indique que la voie est libre est un leurre. Quand tu ne le sais pas, tu te mets à secouer la porte comme une possédée pour la faire céder. Sauf qu’à l’intérieur, il y a un verrou. Et quelqu’un qui regarde la porte trembler en s’attendant à voir surgir Jack Nicholson. Ca m’a valu un échange glacial avec la personne traumatisée à qui j’ai essayé d’expliquer le malentendu, sans succès.
Toilettes, le piège
Les toilettes : voilà justement le vrai problème auquel tu seras confrontée, amie lectrice. Car personne ne remballe tout son matériel informatique pour aller soulager un besoin naturel, mais personne n’a envie de se faire voler le bordel non plus. Les travailleurs des cafés ont mis au point un cérémonial très précis. Tu t’approches de ton confrère qui, comme toi, a le nez collé à son écran. Tu t’adresses à lui d’une voix douce, comme si tu craignais de le réveiller : « Excusez-moi ? ». Le type lève la tête, il est saoulé – il travaille. Tu poursuis : « Ça vous ennuierait de jeter un œil à mon ordinateur pendant que je vais aux toilettes ? ». La personne sollicitée s’illumine, elle connaît l’astuce (elle y a elle-même recours plusieurs fois par jour) : « Pas de problème, allez-y ! ». Tout le monde sourit, ravi de tordre le cou aux légendes qui voudraient que la ville soit le royaume de l’anonymat et de l’individualisme à tout crin.
Deuxième volet du protocole : dès que tu t’éloignes, le travailleur retourne à son propre ordinateur en oubliant instantanément sa mission. A la limite, il sursaute quand tu lui dis « Merci ! » en retournant à ta place. « Ah oui merde, l’ordinateur », songe-t-il. Tu cernes le souci : le surveillant surveille que dalle, et personne ne sait ce qu’il se passerait si tu devais retrouver ta table vide, dépouillée de ses oripeaux informatiques. Peux-tu te retourner contre lui ? L’attaquer en justice ? L’attaquer tout court ? Exiger des dommages et intérêts ? Non, bien sûr. Le serveur que tu trouvais sympa jurera n’avoir rien vu, les autres clients hausseront les épaules, tu seras seule face à ta perte. Un conseil, donc : évite les boissons diurétiques.
Salut l’amie,
vers la fin des années 1970 ou le début de la décennie suivante, en tout cas à une époque où le behaviourisme avait encore pignon sur rue et ressources idoines dans la recherche universitaire états-unienne, un documentaire fut réalisé sur le sentiment de responsabilité éthique ; j’en garde un souvenir vivace. En caméra cachée, la situation que tu décris était reproduite très exactement : quelqu’un abandonnait temporairement ses possessions – il ne s’agissait pas encore d’ « oripeaux informatiques » bien entendu, mais d’un gros sac à main – dans un lieu public : terrasse de café, banc public devant un toboggan, une balançoire ou autres jeux d’enfant, transat sur une plage très fréquentée, salle d’attente d’une gare, etc., et un complice subtilisait ostensiblement l’objet devant un témoin dont les réactions étaient filmées à son insu. De cette manière, on mesurait le taux d’intervention ou non-intervention du témoin à l’égard du supposé voleur, en distinguant notamment le cas où celui-là avait été préalablement sollicité par la personne s’absentant, du cas contraire. La nature de la réaction (ou de son absence) contre le prétendu malfaiteur était aussi analysée : toute la gamme apparaissait allant de l’inadvertance authentique face au vol, à celle feinte, à la prise à partie du voleur jusqu’au recours aux voies de fait. Il s’avérait donc, et tel était le but premier de l’expérience, qu’en cas de sollicitation préalable – « Ça vous ennuierait de jeter un œil… ? » – le taux de réaction du témoin était environ cinq fois supérieur (il me semble) au cas contraire, quelles que fussent les conditions du contexte ou l’apparence du témoin. Néanmoins, sachant que dans ces expériences le figurant qui s’absentait était une femme (dont la propre apparence n’avait pas attiré mon attention à l’époque, eu égard à mon jeune âge), une variabilité notable était enregistrée, selon que le témoin fût un homme, un groupe d’hommes, une femme, un groupe de femmes ou un groupe mixte, le cas de réaction minime, on s’en doute, étant représenté par la femme isolée.
En conclusion, l’on ne cessera de s’étonner du fait que, contrairement aux évidences, toute personne apparemment immergée dans une activité prenante dans un lieu publique quelconque – même une bibliothèque, bah ouais ! – est en réalité beaucoup plus vigilante et observatrice des gens alentour qu’elle n’en a l’air ou la conscience… Sur ce point, l’excellent essai de Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes. Sociologie des seins nus (1995), fait encore école…
Amitiés.
Alors si c’est prouvé, continuons à solliciter la vigilance de nos voisins de tablée ! Merci pour ces références !