Les mois passés en communauté dans les bois ont eu sur moi des effets secondaires tout à fait handicapants. D’abord, j’ai eu un mal de chien à m’intéresser à autre chose qu’aux fleurs sauvages.
J’ai commencé à les remarquer au cours de mes balades avec le fils, puis on s’est mis à composer des bouquets, et voilà, l’histoire idiote : on n’a plus pensé qu’à ça. Jean-Coude pouvait faire des kilomètres à la recherche de la fleur violette qui lui manquait, je ne sortais plus sans mon petit couteau de poche qui me permettait de faire mes prélèvements sans arracher toute la motte.
Tous les contenants de la maison ont été convertis en vases, de la petite bouteille de Coca-Cola aux carafes à whisky héritées de mon grand-père. J’ai téléchargé une appli pour connaître et oublier aussi sec le nom de mes préférées. En voiture, j’écoutais d’une oreille distraite ce qu’on me racontait, absorbée que j’étais par l’observation de toutes les valeureuses qui poussent au ras du bitume ou entre deux bretelles d’autoroute. Le reste, je m’en foutais. Ça a compliqué mon retour à la vie urbaine, tu t’en doutes.
Ça va mieux, mais je ne suis pas guérie de tout. Cet œil nouveau lavé au grand air me livre une autre image du bâtiment sis en bas de chez moi que j’avais l’habitude de considérer comme un lieu plein de promesses : l’école. Car Jean-Coude a fait sa première rentrée cette semaine (le temps passe tel une fusée, tandis que je somnole à bord du Transilien, m’interrogeant encore sur les raisons qui m’ont poussée à être mère, écrivant une ligne ou deux à ce sujet tous les 36 des mois impairs).
Jadis, j’étais du genre à m’époumoner sur les vertus de l’école de la République, main droite sur le cœur et main gauche sur Le premier homme de Camus. Maintenant que je dois extirper mon fils de son sommeil, lui qui a l’habitude de compléter ses nuits de treize heures par une sieste de trois heures, je me suis surprise à penser : à quoi bon ?
A quoi bon lui enseigner à être un bon petit soldat, ponctuel et obéissant ? Ne faudrait-il pas qu’il apprenne plutôt l’art du potager, la cuisine au four solaire et la menuiserie ? Mon compagnon m’a rétorqué que la lecture et l’écriture, apprises à l’école, étaient au centre de mon épanouissement (« Et tu voudrais en priver ton fils ? »).
Certes. J’adore Marcel Proust. Mais que Super U cesse de m’approvisionner trois semaines et c’en est fini de moi. Je ne sais même pas faire une soupe aux orties, mes doigts se souviennent encore de ma dernière tentative.
Je n’ai pas beaucoup de réserve de graisse, je suis allergique aux piqûres d’insecte : je ne suis pas un bon parti pour le monde d’après, c’est à dire le monde que on y est déjà.
Alors je m’interroge. N’est-ce pas le rôle des parents, de fournir à leur progéniture les outils qui leur permettront de vivre mieux que nous ? C’est ce qu’a fait la famille de Camus lorsqu’elle lui a finalement permis de poursuivre ses études – bonne idée, à l’époque.
Je suis poreuse aux nouvelles que je lis dans les journaux, sans doute ; je suis étourdie par les vapeurs de ma propre haleine dans ce masque auquel je ne m’habitue pas, certainement. N’empêche. J’ai l’impression tenace, en ce 3 septembre 2020, que Jean-Coude serait mieux barré que moi s’il savait distinguer deux légumes et identifier un pissenlit sans utiliser PlantNet. Je pourrais faire un courrier à Jean-Michel Blanquer, et venir ainsi grossir les rangs des parents d’élèves casse-couilles dès la première semaine d’école ? Je me fais une note.