Nous sommes dix, huit adultes et deux enfants de moins de trois ans, confinés dans une maison au milieu des bois. Ton amie chômeuse raconte son expérience communautaire.
Vendredi 24 avril
La fuite d’eau infiltrant les poutres étant devenue hors-de-contrôle, nous avons condamné la douche il y a une dizaine de jours. Le Canard et la Perruche font contre mauvaise fortune bon cœur et s’éclaboussent d’eau tiède à tour de rôle, cachés derrière la maison. On dirait Adam et Eve avec un arrosoir. Les autres utilisent la baignoire sise dans notre chambre. En dépit de ces circonstances très favorables, personne n’a encore proposé de partouze. A regarder la disposition de nos animaux porte-couteaux en fin de repas, il semble pourtant que certains y songent fortement.
Dimanche 26 avril
Soyons honnête, l’essoufflement nous guette. Nous qui avions tant de grands projets, dont une pergola sur la terrasse et un sauna dans le cabanon, nous avons abandonné ces chantiers les uns après les autres. Même le Lièvre, d’habitude impossible à décourager, a cessé de parler du terrain de pétanque : on ne trouve pas quatorze tonnes de gravier sous les sabots d’un cheval. Il a également jeté l’éponge du ciné-club et en a laissé la présidence en friche. Depuis qu’il ne décide plus de ce que nous regardons, nous essuyons une série d’échecs. Un documentaire sur une bande de copains partis faire du ski au Pakistan s’est avéré particulièrement consternant. Même le Cygne, qui trouve toujours un versant positif à toutes les situations, a tranché : « C’était vraiment à chier ».
La vie communautaire est une belle occasion de tester des hypothèses sociologiques. La mienne, depuis fort longtemps déjà, est la suivante : une société en perte de vitesse et/ou en déliquescence intellectuelle se réfugie
a- dans des programmes télévisés à faible valeur ajoutée
b- dans la pratique du sport.
Hasard ou coïncidence, une fièvre sportive totalement déraisonnable s’est emparée de nous. Le Seven minutes ne constitue désormais qu’un échauffement à des courses interminables autour de l’étang. Même le Lion, qui n’a jamais caché son mépris pour le footing, s’est mise à cavaler plus d’une heure sans essuyer une goutte de transpiration.
Le Chien a poussé le vice jusqu’à fixer une barre de traction entre deux arbres ; il s’y rend au moins deux fois par jour, et le soir, il contemple ses biceps avec un sourire niais. Mais il y a pire.
Lorsqu’il est larbin, le Canard pose toujours les chaises à l’envers sur la table pour laver le sol plus efficacement. Aujourd’hui, je l’ai vu lever une chaise, puis la baisser, avant de la lever à nouveau… Alzheimer précoce, AVC fulgurant ? Nenni. Le Canard utilise tout simplement ce qu’il a sous la main pour une séance de musculation sauvage.
Si nous avions la télévision, dix dollars que nous serions tous devant Cyril Hanouna.
Mercredi 29 avril
J’ai craqué à mon onzième larbinat.
J’avais pourtant pris l’habitude, pour m’alléger la tâche, de commencer à cuisiner la veille. Mais cette fois, la cuisson préalable des oignons n’y a pas suffi, j’ai perdu les pédales. A 19H30, j’ai renoncé à rendre comestibles ces foutues aubergines marinées. J’ai balancé tout ce qu’il nous restait de fromages – roquefort, feta et chèvres moisis- dans un kilo de pâtes et j’ai mis ça au four. Une insulte à la diététique, un gloubi-boulga susceptible d’envoyer notre taux de cholestérol en orbite autour de la Terre. Quand le Chien m’a demandé s’il était temps qu’il dresse la table, j’ai répondu : « Si tu veux, je m’en fous ». Mes yeux se sont embués de larmes. « Je vous préviens, c’est dégueulasse ».
La communauté m’a entourée de mille paroles réconfortantes. Il paraît que tous les duos de larbins ont vécu des situations similaires, des « cauchemars en cuisine » à quinze minutes de l’échéance, des engueulades au-dessus d’un plat d’asperges froides. Ils ont fait semblant que c’était bon, mais le Canard est quand même allé se chercher une tomate en douce, histoire de laisser une chance à ses artères. Je ne lui en veux pas.
Pour me réconforter, le Lièvre a dégoté une nouvelle idée de projet collectif : une pyramide humaine. La figure est ambitieuse, mais c’est l’occasion de mettre à profit nos efforts pour gainer notre sangle abdominale.
Et c’est ce qui nous approchera le plus de cette partouze que nous ne ferons peut-être jamais.