Chère camarade influencée, ça fait plusieurs jours que j’essaye de t’envoyer cette newsletter. Je voulais te donner des nouvelles des lombrics – qui vont bien et dont l’habitat est une sorte d’expo d’art contemporain, avec des moisissures et des champignons fantastiques.
Mais les mots ne viennent pas. Je commence et puis j’arrête, ça fait plusieurs jours que ça dure.
Et puis hier soir, le Grand scrollait sur son téléphone ; des bouts d’images parvenaient jusqu’à moi. Des flammes, une main. J’ai commencé par engueuler le messager : est-ce qu’il ne pourrait pas scroller ailleurs ? Comment peut-on absorber ça, qu’est-ce que je peux en faire ? A quoi sert l’engourdissement de mes jambes, la peine à respirer : à qui est-ce utile ?
L’info doit passer au tamis de mes confrères journalistes, que j’ai dit, pas par les réseaux sociaux. Sans quoi c’est une violence pornographique que j’endure, ce n’est pas possible.
Le Grand comprend. Mais il rappelle que des journalistes, à Gaza, il n’y en a pas. Et aussi que des régimes autoritaires ont été renversés grâce aux réseaux sociaux, qu’ils ne servent pas qu’à conforter les opinions des platistes. Il dit « mettre la pression », « ne pas lâcher ceux qui livrent les armes »; le Grand est journaliste, lui aussi. Et au fond du fond c’est un optimiste, sinon il y a longtemps que la colère l’aurait quitté.
Pendant que je l’écoute, je pense aux massacres en Ukraine dont je n’entends plus parler, et du coup, je pense à tous ceux qui ont eu lieu ailleurs et qui n’ont jamais été portés à ma connaissance. Je me demande ce qui est juste, comme niveau d’information, pour des cerveaux humains. Qu’est-ce qui fait la différence entre ce qui mobilise et ce qui paralyse ? A quoi ça tient ?
Je songe que demain j’aurai du mal à me lever, les heures passent. Je morve un peu dans les draps, c’est con ils sont tout propres. Et cette école qui commence à 8H30. Ça me fait penser aux enfants français qui n’ont compris qu’ils étaient juifs que parce qu’ils en prennent plein la gueule à l’école. Et paf je pense à cette vidéo d’un écolier musulman en Inde, giflé tour à tour par ses camarades hindous. L’image bouge un peu parce que l’adulte qui filme se marre, tout comme la maîtresse. C’était après ça que j’avais décidé d’arrêter les vidéos brutes, ça me revient.
Bien sûr je ne dors plus du tout. C’est une insomnie inutile doublée d’une newsletter inutile… Mais je n’avais pas mieux, camarade.