« L’application Yuka m’a fait changer de dentifrice. Mais ce que je voudrais savoir, c’est comment ils gagnent de l’argent ? Parce que je n’y crois pas, à leur indépendance. Y-a-t-il grosse anguille sous roche ? »
Requête de Stéphanie, incrédule.
Amie lectrice, ta vigilance t’honore, tu as bien retenu la maxime du néo-capitalisme, « si c’est gratuit, c’est toi le produit ». N’oublie pas, néanmoins, l’autre règle qui nous a empêchés jusqu’à maintenant d’accrocher une corde à la grosse poutre du hangar : au milieu du chaos, il peut arriver que certains individus soient mus par des préoccupations sincères. Il semblerait que ce soit le cas des fondateurs de l’application Yuka.
En mai 2018, la co-fondatrice de Yuka, Julie Chapon, a été auditionnée par la Commission d’enquête sur l’alimentation industrielle. L’application ayant passé la barre des 3,5 millions d’utilisateurs, elle est devenue un acteur central du secteur ; au point que certaines marques font de leur bonne note sur Yuka un argument de communication.
Notre Assemblée nationale, à la pointe des tendances, l’a donc convoquée pour lui adresser une tape dans le dos et lui poser deux-trois questions. Et notamment, la question de l’indépendance que tu soulèves. Le compte-rendu de l’audition de Julie Chapon est en ligne ici, mais comme tu as fait appel à moi, je suppose que tu souhaites un résumé. Sache avant tout qu’elle a dû prêter serment :
Je sais ce que tu vas me dire, ça n’a pas empêché Jérôme Cahuzac de raconter n’importe quoi. Reste que le faux témoignage devant une commission de l’Assemblée nationale est pénalement sanctionné. Accordons donc un peu de crédit à Julie Chapon, qui a déjà un nom difficile.
« La question de notre indépendance est au cœur de Yuka depuis le départ, jure-t-elle. Nous avons construit ce projet autour de son sens, et non pour l’argent. Si jamais il n’était plus tenable financièrement, nous préfèrerions arrêter plutôt que d’accepter des sources de rémunération qui le dénatureraient ». Note que ton amie chômeuse dit exactement la même chose sur son site, qui ne lui rapporte pas un radis.
L’appli fonctionne avec une base de données en open source qui s’appelle Open Food Facts. « Open source », tu connais, c’est la nouvelle formule à la mode pour signifier que tout le monde contribue et enrichit le contenu, exactement comme sur Wikipedia. Plus les gens participent, plus c’est fiable.
L’industrie déterre la hache de guerre
Pour son modèle économique, Julie Chapon et ses cofondateurs ont fait comme tout le monde, ils ont commencé par épuiser leurs droits au chômage (tu comprends que ton amie chômeuse soit décidément en pleine empathie). Ensuite, quand le carton s’est confirmé, ils ont lancé une version Premium de l’appli qui a longtemps été totalement gratuite. Les taux de conversion à une version Premium se situent généralement entre 2% et 10% des utilisateurs, explique Julie Chapon à la commission. Si 2% de 3,5 millions d’utilisateurs sautent le pas, elle pourra fêter Noël, et même se payer un chapon pour pouvoir faire des blagues de qualité pendant le dîner.
Ainsi donc, pour 14,99€/an, tu as désormais accès à une barre de recherche (pour obtenir les informations sur un produit que tu n’aurais pas sous les yeux) et à un mode « hors-ligne ». Car la riposte s’organise : il se murmure que des supermarchés utilisent des brouilleurs pour que les clients n’aient plus accès à Internet quand ils font les courses entre leurs murs. Dans le Casino situé en face de chez ton amie chômeuse, par exemple, il n’y aucun réseau : impossible d’utiliser Yuka. Impossible également d’appeler sa moitié pour savoir s’il reste des sacs poubelle. C’est la guerre.
C’est même tellement la guerre que des industriels ont décidé de créer leur propre application visant elle aussi à « informer le consommateur ». Système U et Carrefour ont chacun leur appli, et l’Ania, Association des Industries Alimentaires, a annoncé l’an dernier qu’elle allait lancer « Num-Alim », que l’on attend toujours avec impatience. Et là, pour le coup, on aura toutes les raisons de faire preuve de scepticisme.